En dehors du Château Monde [En Cours] La marche des empereurs

Viviane Valcourt , Ambassade magique de Paris, France, le 05/10/2124

Ma cape d'obsidienne, maintenue fermée par une broche délicatement travaillée et marquée du sigil emblématique de Valcourt, ne dissimule que partiellement mon chemisier en organdi de soie ivoire, d'une légèreté éthérée - les poignets sont brodés de fils d'or fins. Noué autour de mon cou gracile, le foulard signature de la maison, en crêpe de soie enchantée d'un bleu nuit profond, dans lequel j'enfonce un menton glacé. Mon pantalon, taillée avec une précision parfaite dans une gabardine de laine noire, met en valeur ma silhouette élancée tout en me protégeant d'un automne qui se fait rigoureux. Du bout de mes bottines en cuir verni - réhaussées de délicats motifs gravés à l'aide d'un sortilège d'embossage -, je bute contre la pierre d'un muret dressé là et à demi tombé en ruines. 

Je suis en avance bien sûr. Je le suis toujours. À cette heure matinale, Pré-Au-Lard est complètement désert, et le froid semble avoir pris possession de chaque chose. Mon regard se dresse sur l'horizon, et alors que ma montre indique neuf-heure moins deux, je te vois remontant le sentier d'un pas assuré. Ta ponctualité, impeccable, n'a rien de bien surprenant. Ni en retard, ni en avance, tu arrives précisément à l'heure prévue. J'envie, quelque part, cette faculté que j'estime porutant tout à fait déraisonnable. Les imprévus sont si vite survenus que je préfère pallier à toute éventualité en me rendant à tous mes entretiens avec un minimum d'un quart d'heure d'avance. Tournée vers toi, je lève un menton fier, patiente jusqu'à ce que tu arrive à ma hauteur pour te saluer. Une main tendue, un sourire de courtoisie, un regard incisif sur ta tenue que je juge plutôt peu à la hauteur au vu de l'endroit où nous nous rendons.

 

- Lyle.

 

Je m'écarte pour révéler la pièce de cuivre qui fera œuvre de notre départ vers la France. Un portoloin réclamé des mois plus tôt par Papa, prévu pour neuf heures précise à cet endroit. Heure que nous avons atteint pratiquemment à la seconde où nous nous sommes serrés la main. Immédiatement donc, et d'un mouvement communs, nous touchons les bords de l'objet minuscule avant de nous faire happer par un crochet violent qui nous entraine à des kilomètres d'ici. Bien que j'ai l'habitude de ces méthodes de transport - barbares si on me demande mon avis -, j'en ressens toujours une profonde nausée. De la poche de mon pantalon, je tire une boîte métallique dont je tire une pastille sensée me faire recouvrir un semblant d'équilibre intérieur, et d'un geste je t'en propose une. Tu ne peux que les connaître. La boîte est refermée d'un claquement sec une fois la transaction effectuée, et je claque mes bottines sur un sol bétonné sans doute un peu triste. La météo est aussi grisonnante qu'elle ne l'était en Écosse, et il fait bien plus sombre du fait du décalage horaire. Ici, le soleil n'a pas fini de se lever.

 

- Voici l'ambassade. Nous allons être pris en charge tout de suite, nous rencontrerons mon père après le shooting. Ainsi que Gary, évidemment, j'ajoute en t'observant avec insistance. Les règles sont simples. Porte ce qu'on te demande de porter, obéis au photographe. Ce n'est pas un travail compliqué. En apparence, du moins. Le mannequinat a tendance à dissimuler ses mauvais côtés. L'obligation de bienséance, la nécessité d'être parfait en tout point, à tout instant. L'absurdité de demandes parfois étranges, qui vous font tenir des positions abominables pendant plusieurs minutes bien trop longues, parfois plusieurs heures. Si tu as des questions, je suppose que c'est maintenant qu'il faut les poser, j'ajoute en entamant l'ascension des marches.


Lyle Sørensen , Ambassade magique de Paris, France, le 05/10/2124

S'il y avait un point de départ dans la vie, Lyle avait l'impression d'aller à la rencontre du sien tandis qu'il se préparait pour retrouver le Portoloin avec Viviane Valcourt. Il avait l'impression que tout le reste de son existence n'avait été qu'une introduction, une mise en contexte qui l'avait préparé à ce voyage vers Paris.

 

Ce ne serait pas la première fois qu'il verrait la capitale française : son grand-père avait pris soin de l'y emmener à deux reprises et de lui faire visiter les grands monuments et musées qu'il se devait de connaître pour son éducation. Mais Oswald Sorensen ne l'avait jamais introduit réellement dans la haute société diplomatique, malgré le désir grandissant de Lyle. Le vieil homme avait répété que pour sa propre légitimité, c'était à Lyle de se construire son réseau, sans l'aide d'un coup de pouce qui ne serait perçu que comme un privilège parmi les autres Aurors. Autrement dit, il devait en baver autant que lui quand il était jeune, sinon le jeu n'en valait pas la chandelle. Lyle comprenait cette logique, même s'il avait parfois eu l'impression qu'Oswald avait cherché à le dissuader d'entamer une telle carrière. Mais pouvait-il lui en vouloir de seulement désirer protéger d'un métier dangereux la progéniture de sa propre descendance ? Probablement pas. Lyle avait déjà fait son choix de toutes les manières ; il prouverait à son grand-père qu'il pouvait traverser les mêmes difficultés, et se hisser dans cette société-là à la sueur de son front, à la finesse de son éducation et à toute la ruse que lui conférait la détermination qu'il prenait soin d'entretenir.

 

Aussi avait-il passé un temps fou à préparer une valise à main étendue, pour y emmener ses affaires les plus belles : une robe de sorcier pour soirée, avec des broderies d'argent ; sinon, des tenues formelles. Costume trois pièces, robe de sorcier fine, manteau long à capuche. Au cas où, il avait aussi soigneusement ajouté dans le sac des gants blancs au cas où il devrait participer à une cérémonie diplomatique. Et bien sûr, de quoi cirer ses chaussures et gominer ses cheveux clairs comme le plumage d'une colombe.

Il avait dû, enfin, se faire violence pour ne pas arriver trop à l'avance. Oswald ne l'avait pas regardé quitter le manoir. Il s'était obstiné à rester devant sa cheminée, un verre à la main, pestant sur les nouvelles qu'annonçait la Gazette.

 

- Ils n'en disent pas le quart ! ronchonnait-il quand Lyle lui avait fait savoir qu'il était sur le point de partir. Ont-ils bien conscience, ces idiots, qu'ils font venir sur le sol anglais des espions ennemis ?!

- Afi, fit Lyle, sa grosse besace en cuir dans la main, tandis que de l'autre il tenait la poignée de la porte du grand salon qu'il venait d'ouvrir. As-tu entendu ? J'ai dit que je partais.

- Eh !

 

Oswald ne prit pas la peine de se retourner. De là où il était, Lyle ne voyait que le crâne dégarni qui dépassait d'un gros fauteuil en velours vert. Le rayonnement de la cheminée illuminait la pièce et réchauffait l'endroit douillet. Sur une table basse, une tasse de café fumait, intacte, tandis qu'un elfe de maison d'une taille minuscule, aux traits aussi ridés et affaissés que ceux du grand-père, déposait avec une pince en métal une série de petites viennoiseries sur une assiette.

 

- Je n'suis pas encore sourd, Lyle, rétorqua Oswald avec un grognement. Et puis, ne faisons pas comme si tu partais en mission pour des mois : tu vas faire une visite à Paris avec ta copine, et demain soir tu seras revenu avec des déceptions plein ta besace, au mieux ! Alors garde ton sentimentalisme pour demain !

 

Lyle soupira. Il était habitué aux accès de mauvais humeur de son grand-père.

 

- Ouais, à demain Afi.

- Snöri va s'inquiéter, lui, croassa l'elfe, mais Lyle avait déjà refermé la porte.

 

 

 

 

 

Retrouver Viviane ne lui avait fait ni chaud ni froid : Lyle était pressé d'arriver sur les lieux, et Viviane n'était dans ce plan qu'un instrument aussi utile - et aussi insipide - que le portoloin qu'ils utiliseraient pour cela. Toutefois, soucieux de conserver ses apparences, il l'avait salué avec la même froideur, la même indifférence que lors de leur précédente rencontre, à la bibliothèque.

Le voyage se passa sans encombre, et le froid de Paris les accueillit, légèrement plus sec qu'en Ecosse, avec une morosité qui ne pouvait calmer l'excitation intérieure de Lyle. Aussitôt, son regard s'attacha au grand bâtiment de l'autre côté de la rue : l'Ambassade. En haut de quelques marches, le bâtiment était un immeuble haussmannien comme il y en avait tant dans cette capitale : trois étages, des fenêtres hautes au travers desquelles on devinait des lustres imposants, allumés même en ce début de journée. Un drapeau britannique flottait au balcon en métal travaillé d'une salle de réception où l'on devinait que des silhouettes se pressaient - peut-être pour mettre en place le fameux shooting dont Viviane lui rappelait l'existence.

Lyle ne put empêcher une brève grimace, comme s'il s'était souvenu qu'il devait en passer par là avant de pouvoir parvenir à ses fins. Il n'eût d'autre choix que d'emboîter le pas à la jeune femme qui s'exprimait avec la même froideur que la sienne : au moins, pas d'ambiguïté entre eux. Ils étaient réunis pour les affaires et uniquement les affaires.

 

- Ca va durer longtemps ? demanda-t-il. Et nous allons travailler dans une salle close, n'est-ce pas ? Il n'y aura pas de passage L'Ambassadeur doit être très occupé en journée, je suppose.

 

Il craignait soudain que ce dernier ne vît Lyle en train d'exécuter des poses dans lesquelles il ne serait certainement pas à l'aise. Il nourrissait subitement le désir ardent que toute cette mise en scène ne durât qu'une ou deux heures tout au plus. Avec un peu de chance, le personnel mettrait beaucoup de temps à s'installer et...

 

- Ah, les voici ! Par ici, nous n'avons pas de temps à perdre !

 

Les doubles portes en bois venait de s'ouvrir sur une femme vêtue de noir qui leur fit un signe pressé de la main. Ils passèrent entre deux gorilles qui les scrutèrent un instant, mais l'accueil qu'on leur faisait les dissuada de demander un examen plus poussé. La femme portait un chignon noir qui lui étirait les traits du visage comme un papillon épinglé dans une collection entomologique, effet renforcé par les couleurs vives dont elle avait affublé ses yeux.

 

- Miss Valcourt, quel plaisir de vous accueillir. Vous avez tant changé, quelle splendeur, quel raffinement depuis la dernière fois que je vous ai vue ! Et oh, vous devez être...

 

La femme leva un morceau de parchemin à hauteur d'yeux, qu'elle recula un instant pour mieux y voir.

 

- Lyle So-ren-sen, lut-elle avant de tendre une main vers le jeune homme qui la serra après une brève hésitation. Je suis Miss Penelope Kingsley, directrice artistique de la nouvelle campagne de communication Valcourt et bien sûr de plusieurs précédentes qui ont connu un grand succès.

 

Avant de les emmener plus loin, Penelope s'arrêta pour détailler Lyle : elle en fit le tour, estima brièvement la largeur de ses épaules à l'aide d'un pouce et d'un auriculaire écarté comme instrument de mesure.

 

- Plutôt pas mal, approuva-t-elle avec un signe de tête. J'aime les yeux, nous pourrons les mettre en valeur, mais c'est dommage qu'il soit si fin, ce ne sera pas facile à mettre en valeur pour la séquence Lingerie, nous allons devoir tricher avec les postures pour qu'il n'ait pas l'air gringalet. Allons, ne perdons pas de temps, suivez-moi !

 

Et la femme s'en alla devant eux à pas vifs, pour s'engager vers de larges escaliers en colimaçon, en marbre. Viviane allait suivre, mais Lyle la retint par le coude, les traits écarquillés d'ahurissement.

 

- Quoi ?! grinça-t-il en tâchant de conserver la voix basse pour ne pas rompre la quiétude raffinée du lieu. Quelle séquence lingerie ? De quoi elle parle Viviane ?